Loth et ses filles

Loth et ses filles : un accommodement déraisonnable

Cette histoire pose la question des relations entre différentes cultures et groupes ethniques. Une nation doit-elle préserver une pureté raciale à tout prix? Est-il possible de bâtir un pays dans la diversité? 

Loth et sa famille s'étaient établis à Sodome. Selon le récit de la Genèse (chapitre 19), la rumeur des crimes de cette ville est parvenue jusqu’à Dieu. Celui-ci décide d’envoyer deux anges sous la forme d’hommes qui seront accueillis chez Loth. L’histoire se corse quand les habitants de la ville réclament à Loth de livrer ses invités à leurs plaisirs sexuels. Dans l'altercation qui s'ensuit, Loth prend le parti des visiteurs. Les anges interviennent alors en frappant de cécité les gens de la ville. Loth est récompensé, quant à lui, puisqu'ils l'avertissent de la destruction imminente de la ville.

Scandale dans la famille

Loth, mis en garde, s’enfuit alors avec sa famille. Suit la destruction de la ville par le feu et le souffre provenant du ciel. Les seuls survivants de l’anéantissement de Sodome sont Loth et ses deux filles. Après un arrêt dans une petite ville, ils repartent pour vivre dans une montagne. 

C’est là que l’aînée dit à la cadette : « Notre père est vieux et il n’y a pas d’homme dans le pays pour venir à nous selon la coutume du pays tout entier. Allons! Faisons boire du vin à notre père et nous coucherons avec lui pour donner vie à une descendance issue de notre père. » (Gn 19,32) Elles mettent à exécution ce stratagème deux soirs de suite en saoulant et violant leur propre père. Lui n’a conscience de rien. Le récit abracadabrant se termine avec la naissance des enfants de cette union : Moab, le père des Moabites et Ben-Ammi, le père des Ammonites.

Un récit polémique

Cette histoire était sans doute racontée pour marquer la différence de mœurs entre les Hébreux et les autres peuples cananéens. Pour discréditer ces peuples ennemis, ce récit biblique leur accorde une origine peu valorisante. Bien entendu, si un Ammonite était ici, il se défendrait en disant qu’il s’agit d’un récit polémique qui n’a aucun rapport avec ses origines réelles.  

Loth et ses filles venaient à peine d’être sauvés de la destruction de villes condamnées à cause de leurs mœurs sexuelles déviantes et pourtant, ils commettent eux-mêmes l’inceste. N’aurait-il pas été préférable que la famille meure à Sodome, que les filles restent célibataires, ou qu’elles épousent simplement des hommes d’un autre peuple? 

Le plan des filles découle de leur constatation qu’il n’y avait plus que leur père comme « homme de leur pays ». Or, la famille n’était pas seule, car avant d’aller dans la montagne, ils sont passés par Çoar, un lieu où il y avait d’autres hommes. Mais ceux-ci n’étaient pas de la même origine.

Le Bible contient plusieurs mises en garde contre les mariages avec des étrangers. Les mariages avec les Ammonites et les Moabites sont donc prohibés. Au retour de l’exil à Babylone, lorsque le livre de la Genèse est rédigé, Israël rebâtit le Temple et met tout en œuvre pour réunifier son peuple. Il était capital pour eux de ne pas se mêler aux autres peuples pour ne pas disparaître. Cette histoire au sujet de l’origine scandaleuse de ces peuples aurait été racontée pour dissuader ses lecteurs de prendre des femmes des autres nations nées, selon ce récit, dans la transgression des règles de l’inceste.

Lire cette histoire aujourd'hui

La question de l’identité a toujours été sensible au Québec. Jadis c’était assez simple : eux, ce sont les Anglais; nous, nous sommes les Canadiens français. Le mélange entre ces deux groupes culturels n’était pas fréquent. La survie comme entité francophone et catholique demandait de vivre entre nous sans trop se mêler avec les étrangers.
Le réflexe identitaire, lors d’une crise, est de se refermer sur son groupe et d’en exclure les autres pour survivre. C’est le réflexe des filles de Loth qui préfèrent briser l’interdit de l’inceste plutôt que de se tourner vers d’autres peuples.

Or, le Québec d’aujourd’hui a bien changé. Il est devenu terre d’accueil pour des personnes provenant de tous les pays du monde. Comment réagir devant cette nouvelle réalité? Une attitude diamétralement opposée à celle des filles de Loth serait de s’ouvrir aux autres. Cette ouverture ne va pas sans effet sur certaines traditions et coutumes. Pourtant, pour rester vivantes, les traditions ne doivent-elles pas se modifier avec le temps? En suivant cette autre piste, l’histoire, les façons de vivre et la culture des descendants de Loth se seraient transformées. Mais, peut-être que ces transformations auraient été pour le mieux? 

Le Québec réfléchit depuis quelque temps à la cohabitation et à l’intégration des immigrants, aux accommodements raisonnables, aux valeurs québécoises. Comment conserver sa langue, son identité et sa culture au contact de celles des autres? La question est très importante. Ce récit biblique illustre que le repli sur soi ne semble pas être la solution la plus féconde. 

Sébastien Doane

Première parution : Revue Notre-Dame du Cap