Une célébrité de la Bible : une entrepreneure anonyme!

Lydie reçoit les apôtres chez elle.
Un certain parallélisme entre Lydie, la marchande de pourpre qui accueille les apôtres chez elle, et dame sagesse. 


Pour la majorité des gens, la cause est entendue d’avance : «La Bible est contre les femmes».  D’une couverture à l’autre.  Point final.  Lorsque la Bible parle des femmes, c’est «évidemment» pour dénigrer les femmes, ou pour les confiner à de petits rôles sans importance, du genre «Sarah, prépare des galettes pour la visite».

Malheureusement, le fonctionnement du judaïsme actuel renforce parfois cette perception d’une mise à l’écart des femmes par la Bible.  Tant de jeunes femmes de Montréal semblent condamnées à conduire à perpétuité des poussettes sur les trottoirs de certains quartiers…  Leurs tâches silencieuses d’épouses et de mères paraissent confirmer un trait de la culture méditerranéenne : les projecteurs sont volontiers pointés sur les actions publiques des hommes.

La Bible est-elle vraiment défavorable aux femmes?  Sont-elles toujours représentées comme des exécutantes sans autonomie?  Pas si vite.  La lecture sérieuse et exhaustive de la Bible nous réserve de grosses (et agréables!) surprises.  Dans cette masse de littérature qui devrait «fatalement» mettre en valeur les seuls mâles, ces dames sont présentes.  Elles s’activent dans des rôles-clés qui font avancer le récit biblique.  Nous reviendrons dans quelques semaines sur des textes éclatants.  Ils racontent avec fanfare les exploits de Rébecca, Déborah, Judith, Esther ainsi que ceux des femmes de grande influence qui ont accéléré la croissance de l’Église.  Ces feux d’artifice nuanceront les «jugements sans appel» sur la place des femmes dans le Premier et dans le Nouveau Testaments.  Les problèmes ne sont pas toujours où nous les imaginons…

Anonyme mais multi-tâches

Pour commencer à guérir nos préconceptions acides, rencontrons aujourd’hui une illustre anonyme, la célèbre «femme parfaite» ou «femme vaillante» du livre des Proverbes (31, 10-31).  Le livre véhicule des adages de sagesse pratique.  Il se termine sur l'éloge d’une femme bien organisée et très vaillante.  L'énumération de ses tâches de «femme complète» donnerait des complexes aux workaholics, ces accros du travail de notre époque!  Ce texte de 21 versets fait figure de bloc erratique…  Car ce portrait clôt un très long livre plutôt porté sur des déclarations brèves.  Cet apport massif doit véhiculer un message important par rapport à l’ensemble du livre!

La lecture minutieuse démontre l’importance de lire au complet le texte, d’autant plus que le Lectionnaire dominical (33e dimanche dans l’Année A) le charcute avec allégresse.  Au point où ses lignes les plus étonnantes ne se rendent jamais aux fidèles du dimanche…  La bénédictine Ruth Fox a démontré dans une étude célèbre de la revue Liturgy que cet émondage des versets 14-18 et 21-29 relègue la femme au rang d’adjuvant familial (numéro 90, mai-juin 1996, Liturgy Training Publications, Chicago).  On inclut dans le Lectionnaire les passages les plus prévisibles, les passages où la femme sert son mari en ne lui faisant pas défaut…  Le texte biblique complet, quant à lui, équilibre les tâches maternelles et conjugales avec des initiatives socio-économiques décisives.  L’esprit d’initiative de la femme, son sens des affaires et sa sagesse pratique sont bien proches du modèle entrepreneurial tant prisé du journal Les Affaires!  Lisons plutôt dans la nouvelle traduction liturgique :

14  Elle est comme les navires marchands, faisant venir ses vivres de très loin.
16 A-t-elle des visées sur un champ?  Elle l’acquiert.  Avec le produit de son travail, elle plante une vigne.
17  Elle rayonne de force et retrousse ses manches.
24 Elle fabrique de l’étoffe pour la vendre, elle propose des ceintures au marchand.
25 Revêtue de force et de splendeur, elle sourit à l’avenir.
31 Célébrez-la pour les fruits de son travail : et qu’aux portes de la ville, ses œuvres disent sa louange!

Bref, sur la place publique, on ne vante pas cette femme parce qu’elle a été belle et qu’elle s’est tue!  Non seulement elle a su transformer ses tâches domestiques en PME, elle a osé viser le haut de gamme : 

22 Elle s’est fait des couvertures, des vêtements de pourpre et de lin fin.
Pour mettre en valeur cette thématique entrepreneuriale, le texte place au centre l’habileté qui génère les propos sur l’innovation, l’engagement économique et social.  La symbolique de la main qui travaille et qui donne allie les vertus morales aux habiletés pratiques :
19 Elle tend la main vers la quenouille, ses doigts dirigent le fuseau.
20 Ses doigts s’ouvrent en faveur du pauvre, elle tend la main au malheureux.

Le cœur du poème met ainsi en valeur l'implication sociale de la femme et sa capacité de transformer la matière brute en produits à valeur ajoutée.  On se croirait dans une étude de cas du programme de maîtrise en affaires (MBA)!  Le centre du texte (versets 19-20) fonctionne comme un pivot entre les deux parties majeures du texte.  Les versets 10-18 puis 21-29 sont relativement symétriques.  Les vertus morales s'incarnent dans des aptitudes pour les stratégies commerciales.  Madame a du talent pour l'investissement foncier, la gérance, la fabrication de marchandises dignes d'être vendues au loin.  Plusieurs personnes bénéficient des retombées de ses habiletés entrepreneuriales: son mari, ses enfants, les employés de sa maison, la cité avec ses notables et ses pauvres...

Centrée sur l’essentiel

Les deux derniers versets (30 et 31) fournissent la clé de lecture de l'ensemble du poème.  La beauté physique ne dure qu'un temps.  Elle disparaît comme le vent.  Ce qui mérite les compliments, c'est l'attitude de profond respect du Seigneur.  Au point où on doit rendre publique les réalisations de la femme comme on entonne pour Dieu des alléluias!  Le respect de Dieu n'est pas une entrave au succès économique et à la prospérité: ils rendent possible la générosité.  Pour toutes ces raisons, la femme «forte» ou «de grande valeur» est un premier personnage biblique féminin qui vient ébranler le cliché du parti-pris négatif de la Bible contre les femmes.  D’autres turbulences sont à prévoir dans votre chronique biblique au fil des prochains mois!

Mais ne nous quittons pas sans nous poser cette question qui vous titille sans doute les neurones : «Quelle est la signification globale de ce poème sur la femme idéale?»  Les indications du texte rédigé selon les techniques du poème alphabétique (fréquent dans la Bible) pointent vers deux niveaux d'interprétation.

Si l'on se base sur le texte en hébreu, la vie de la femme serait terminée, après avoir géré une entreprise florissante (verset 12)  En effet, le texte en hébreu utilise vingt-deux verbes au passé.  Au sens littéral, il s’agirait d’un éloge funèbre.  Le texte décrirait une femme exceptionnelle, louangée par son mari et ses fils après sa mort (versets 28-29).  Son mari siège parmi notables et anciens.  Il ne passe pas sa vie à ne rien faire, à jaser avec des copains sur la place publique!  Par son implication dans les affaires de la cité (qui se réglaient aux portes de la ville, sur la place publique), l’homme prolonge le rayonnement de son épouse.  Elle ne se comporte pas d’abord en «ménagère confinée à ses fourneaux», mais en femme d'affaires sainement opportuniste.  Elle devait ressembler à cette héroïne de la première génération chrétienne, Lydie de Thyatire (Actes des Apôtres 16, 14). Cette négociante de pourpre était une commerçante de tissus réservés à l'élite opulente...  Elle avait accès à un impressionnant réseau de contacts et d'influence.  Grâce à elle, l’Église chrétienne a connu une croissance rapide.

Dans le Livre des Proverbes, la dame parfaite n'a pas de nom.  Cet anonymat conduit au second niveau d'interprétation.  La femme personnifierait une attitude : le respect, la crainte du Seigneur.  Cette clé de lecture est fournie au verset 30, un peu comme un écho du début du livre des Proverbes: «La crainte du Seigneur est le principe du savoir» (1, 7).  La femme de bonne réputation a mis en application le message de Dame Sagesse contenu dans le livre des Proverbes.  C'est pour ce savoir-faire (verset 31) que la femme vaillante mérite un tel monument littéraire à sa mémoire.  On trouvera plus de détails à la page 350 du livre d'André Lelièvre et Alphonse Maillot, Commentaire des Proverbes tome II, Paris, Cerf, 1996.

 

L’architecture du texte : un poème alphabétique

Le poème est construit en suivant l'ordre des lettres de l'alphabet hébreu.  La Bible hébraïque offre souvent des textes construits en suivant le fil de l'alphabet hébreu.  Chaque petite section du texte commence par une consonne différente.  On crée ainsi un texte qui attire l'attention et facilite la mémorisation… en hébreu.  Par contre, cette prouesse littéraire embrouille la logique linéaire du texte.  La pensée déployée en mosaïque mais qui suit le flux de l’alphabet laisse au final l'impression qu'on a fait le tour d'un sujet.  Nous connaissons en français l'expression «de A à Z».  Elle exprime la globalité d'une série d'affirmations.  On retrouve en liturgie cette manière de faire avec les inscriptions annuelles sur le cierge pascal : on y grave la première et la dernière lettre de l’alphabet.

 

La construction solide du texte: l'inclusion

Un manuscrit en hébreu biblique ne comporte ni ponctuation ni majuscules.  Comment peut-on alors signaler clairement le début ou la fin d'un texte auto-portant?  Simplement, en répétant des idées ou, mieux encore, des mots semblables.  C'est le cas ici dans les versets 10 et 29.  Le terme «valeur», très fort en hébreu, agit comme signal du début du texte et de sa fin prochaine.  De même, à l'échelle du livre, la crainte de Yahvé est mentionnée au début (1, 7) et à la fin (31, 30). 

 

Alain Faucher

Première parution : Pastorale-Québec / échéance du 31 juillet 2015
Dessine-moi un personnage…  biblique!  
24072015