Un personnage biblique à toutes les sauces : Moïse
Il y a eu jadis le Moïse héroïque de Michel-Ange, ce géant de marbre. Il a marqué pendant des siècles l’imaginaire de la culture occidentale. Et voici maintenant le Moïse terroriste caractériel! Il surgit du plus récent remake d’Hollywood, L’Exode : dieux et rois. Au cinéma, la représentation du personnage biblique de Moïse change comme un caméléon. Elle s’ajuste à toutes les nuances de saveur du moment. Du moment américain, bien entendu. Ainsi, dans le film sorti brièvement sur les écrans en décembre 2014, Moïse est un chef perturbateur fort éloquent. Plutôt étonnant, car dans la Bible, c’est un homme à la bouche molle qui doit faire passer ses messages par son frère Aaron.
Dans le film, Moïse n’a rien d’un magicien qui jouerait, lors des plaies d’Égypte, le jeu des prêtres égyptiens. Moïse ne contrôle pas les prodiges qui accompagnent ses silences ou les rares moments où il daigne prendre la parole. Mais cela suffit pour le faire paraître brillant à côté du stupide Ramsès. Ce Pharaon sans envergure accumule les erreurs politiques, architecturales, économiques et stratégiques. Moïse, lui, vit un sain opportunisme. Sur fond de tsunami, au terme du passage de la Mer, Moïse ramène à la maison ses 600 000 nouveaux amis. On comprend le regard de biche affolée de l’épouse sidérée : qui sont ces nomades qui envahissent les abords de la tente familiale?
D’un film à l’autre, des recettes différentes
Chaque réécriture cinématographique provoque la comparaison avec les précédentes versions. «C’était bien meilleur dans le film d’avant», disons-nous pour atténuer le malaise créé par la plus récente mise à l’écran. Cela ne date pas d’hier. Mon enfance a été marquée par les Dix commandements (1956). Comme si cette grande fresque «archéologisante» était une norme éternelle!! Si ma mémoire est bonne, le Pharaon y trouvait une identité personnelle que la Bible ne lui avait jamais accordée. Quant à la forme, la lecture de l’Exode allait désormais s’inscrire obligatoirement dans une ambiance de film peplum.
Puis, en 1998, un magnifique film en dessins animés, le Prince d’Égypte, a recréé Moïse. Le voilà dépeint en athlète centré sur son vécu de numéro deux d’une fratrie princière fragile. Les teintes pastel y atténuent les aspérités du récit biblique, au point où les miracles ne sont que d’évidentes conséquences de ses rêves. Suffit de ne jamais lâcher le morceau. Comme les vedettes des Olympiques ou les crocodiles du Nil… Dieu n’a plus rien à voir dans les signes et les prodiges. Tout ce qui compte, c’est l’accomplissement personnel d’un gentil Moïse de banlieue américaine qui met l’Égypte sens dessus dessous parce qu’il sent qu’il doit le faire... Et tant pis pour les losers qui traversent son chemin au moment où Monsieur Moïse passe par là. Heureusement, les baleines ne sont pas affectées par l’ouverture pratiquée dans la mer. Moïse devient champion écologiste, rien de moins!
La Bible aussi a ses trucs
D’un film à l’autre, nous avons du mal à définir notre malaise. Nos jugements s’articulent rarement sur la vision précise des personnages proposée dans les écrits normatifs de notre foi. C’est dommage, car la Bible a plus d’une nuance dans sa palette de couleurs pour dépeindre ses personnages. Les textes bibliques font des choix et adoptent un point de vue précis pour présenter tel ou tel personnage. Plusieurs moyens étaient à disposition des conteurs pour insister sur l’action ou pour lever un coin du voile qui masquait les motivations profondes d’un personnage. Apprendre à reconnaître ces moyens et ces nuances, c’est apprendre à lire un peu mieux la Bible.
Un exemple? Souvent, les personnages bibliques sont des caricatures dessinées à grands traits. Ainsi, le Louis Cyr de la Bible, Samson, réagit toujours de la même manière devant une demoiselle… On relira Juges 13-16 avec de grands éclats de rire devant sa balourdise! Parfois, d’autres personnages s’avèrent plus complexes. C’est le cas de Moïse dans le livre de l’Exode. Au chapitre 2, Moïse défend les opprimés et se fait rabrouer par ses congénères. Aux chapitres 3 et 4, il se traîne les semelles pour se défiler des invitations divines. Il se plante royalement au chapitre 5 devant Pharaon. Puis il devient audacieux et tenace dans son concours de magie avec les prêtres de Pharaon, ce «dieu vivant» qui ne contrôle plus rien aux chapitres 7 à 11.
En Exode 4, 13-16 et 7,1, il est clair que les faits et gestes de Moïse s’inscrivent dans une dynamique de porte-parole divin. Il devient un prophète, littéralement «celui qui parle pour…». Cette fonction lui confère une autorité digne d’un dieu. Le film le plus récent aurait pu trouver dans ces passages une justification pour son sous-titre «Dieux et rois». Mais le film a préféré diluer toute cette dynamique de médiation prophétique. Il relègue du même coup le personnage d’Aaron dans un rôle illisible. Il est clair que les scénaristes du Troisième millénaire ne se gênent pas pour manipuler les récits bibliques vieux de quatre mille ans. On sélectionne ce qui convient au goût du moment. On élague. On change la ligne du temps, l’enchaînement des événements. On modifie les identités. On déplace des péripéties. On dilue les impacts de la forte altérité qui traverse la Bible d’un couvert à l’autre. On fait d’un bègue un géant de sa propre parole. Tout le contraire d’un prophète.
Une nuée de personnages… et de techniques
Nous avons intérêt à nous attarder aux personnages de la Bible. Dans la recette des anciens conteurs, ce sont des «ingrédients» qui font une réelle différence. Il vaut la peine de percevoir les nuances dans la manière de les présenter. Cela oriente notre lecture précise des textes bibliques, notre compréhension et notre actualisation. Cela nous permet aussi de ne plus nous laisser servir n’importe quoi au cinéma, même si le menu offert sur nos écrans a coûté 150 millions. U.S., s’il vous plaît…
Qu’il s’agisse de Jacob, d’Éhoud, de Débora, Judith ou Esther, de la mère de Jésus ou de Jean-Baptiste, les personnages bibliques sont fascinants. Pour les échos de leur vie qui enrichissent notre vie de foi, bien sûr. Mais aussi parce que leur inscription dans la Bible a bénéficié d’une multitude de procédés artistiques. En plus de nourrir notre foi, les personnages bibliques alimentent notre contemplation croyante et notre jubilation esthétique. Pourquoi nous en priver? C’est permis, même en Carême…
Alain Faucher
Première parution : Pastorale-Québec, échéance du 9 février 2015
Chronique «Dessine-moi un personnage… biblique!»
09022015