Abraham : discret ou éloquent?

Abraham
"Abraham est bien éloquent dans son silence." (Alain Faucher)


Les téléromans et les films qui passionnent le grand public jouent sur la gamme des sentiments humains pour susciter l'intérêt.  Examinés sous cet angle, les récits du Premier Testament sont souvent décevants.  Les émotions des personnages bibliques, même les plus célèbres, sont rarement décrites.  Ainsi, Joseph vendu par ses frères reste muet comme une carpe; Abel est assassiné sans que nous ayons entendu un seul cri, et ainsi de suite.  Rares sont les mentions claires de sentiments comme ceux de Rachel, jalouse de sa sœur aînée, qui dit à son Jacob de mari: «Donne-moi des fils ou je meurs!» (Genèse 30,1).

Un épisode du long récit de la Genèse mettant en vedette Abraham est particulièrement éprouvant pour nos nerfs.  Il s’agit du chapitre 22, lorsque Dieu demande au patriarche de sacrifier son fils premier-né.  Impossible de ne pas se heurter tôt ou tard à ce récit de la «ligature» d’Isaac, puisque le texte est au programme de la veillée pascale (2e lecture) et du 2e dimanche du Carême B.  Abraham semble accepter sans discussion de sacrifier son fils.  Abraham ne dit rien contre le projet paradoxal de Dieu, ni au demandeur divin, ni à son fils étonné de ne pas transporter l’animal à sacrifier.  Nous avons beau lire et relire, Abraham semble de marbre, sans aucune ride émotive.  Pourtant, nous sommes captivés dès la première ligne.  Il y a bel et bien un «intérêt dramatique».  La Bible aurait-elle donc d'autres moyens que la description psychologique des sentiments pour intéresser et captiver lectrices et lecteurs?

Savoir sans être vus

Le rédacteur de la Genèse utilise un truc efficace, presque impossible à rendre dans nos traductions françaises, mais assez évident en hébreu.  La première phrase du texte n'appartient pas au déroulement du récit comme tel.  Elle adopte une forme (grammaticale et syntaxique) qui équivaut à un titre en français moderne.  Ainsi, le lecteur en sait dès le début beaucoup plus que le personnage principal: «Après ces événements, Dieu testa Abraham.»  Nous voilà malgré nous complices du rédacteur de la Genèse et de Dieu!  Le narrateur en dit plus au lecteur qu'au personnage.

Le rédacteur biblique est habile: même si la mèche est éventée dès le départ au profit du lecteur, il reste de nombreuses inconnues.  Comment Abraham va-t-il passer le test?  Comment et quand Dieu va-t-il avouer ses véritables intentions?  Abraham saura-t-il se contenir jusqu'à la fin?  Isaac ou les serviteurs vont-ils découvrir ce qui se trame?

Nous vivons comme lectrices et lecteurs une réaction émotive: nous voudrions souffler l'information privilégiée que nous possédons à Abraham. Malheureusement, c'est impossible.  Le lecteur hors-récit et le personnage dans-le-récit ne peuvent pas communiquer.  Nous sommes séparés d'Abraham par un miroir sans tain qui nous permet de voir sans être vus.  Il faut attendre le dénouement du récit pour découvrir comment Abraham s'en sortira.  Notre angoisse contenue nous rend Abraham sympathique, même s'il ne dévoilera jamais rien de ses émotions passagères, ni aux lectrices et lecteurs, ni aux autres personnages.

Apprend qui devait pourtant tout savoir

Avec toutes ces questions en tête, le lecteur vit au fil du récit… une surprise de taille.  Au terme de la lecture, on constate que le programme narratif du récit ne concernait pas seulement Abraham.  Le seul personnage qui exprime des «sentiments», c'est Dieu.  Ainsi, au verset 2, c'est Dieu qui décrit Isaac en disant: «ton fils, ton unique que tu aimes, Isaac...»  Le lecteur pénètre l'univers intérieur d'Abraham grâce aux déclarations de Dieu.  C'est une tendance des récits anciens: on décrit des processus psychologiques non pas en décrivant directement ce que vivent les personnages, mais en faisant parler un être transcendant.

Les sentiments du père sont si discrets que l'évitement du drame et le dénouement heureux suscitent peu de vagues.  Qu’est-ce qui est nouveau, au juste, dans ce récit?  Le verset 12 le dévoile au lecteur: dans le comportement d'Abraham, Dieu apprend quelque chose de neuf.  Dieu déclare, par ange interposé: «Maintenant, j'ai pénétré que tu respectes Dieu...»  C'est Dieu qui apprend quelque chose d’Abraham, son allié tiraillé entre deux valeurs fondamentales: la crainte de Dieu et l'amour du fils promis.  La dynamique du récit développe une stratégie de perception et de connaissance. Celui qui vérifie, qui apprend en cours de route, et qui déclare apprendre, c'est Dieu!  D'ailleurs, ce dénouement inscrit dans l'ordre de la connaissance est cohérent avec la forme grammaticale du premier verset: celui qui teste, c'est Dieu.  Dès le départ, le projecteur de poursuite était braqué sur lui!

Quelques indices, dispersés au fil du texte, confirment cette prédominance du thème de la «perception cognitive».  Il y a cinq mentions du verbe «voir» plus une mention du verbe «craindre» (identique au verbe «voir» en hébreu).  On note la présence de la particule «voici», qui exprime habituellement un acte de perception.  Même le lieu du sacrifice, Moriah, porte un nom dérivé du verbe «voir».

Abraham, éloquent dans sa discrétion 

Le résultat du test proposé à Abraham satisfait Dieu.   Dieu constate qu’Abraham adopte désormais une attitude différente des récits précédents.  Il ne cherche plus à contrôler les événements, les personnes qu’il rencontre ou les membres de sa famille. Il lâche prise.  Il s'en remet aux initiatives de celui qui lui a offert une alliance prometteuse.  Finalement, Abraham est bien éloquent dans son silence.  Ce lâcher-prise, tout silencieux soit-il, est essentiel pour la suite des récits de la Genèse… et de la Bible.

Jean-Louis Ska de l’Institut pontifical biblique, à Rome, décrit ainsi la puissance paradoxale d’un récit si discret quant à la vie psychologique d’Abraham : «La prédominance de l’action et le manque d’intérêt pour l’évolution psychologique des personnages sont deux des principales caractéristiques de l’art du récit biblique.  Aussi les lecteurs modernes de la Bible doivent-ils veiller à ne pas poser de questions anachroniques.  Pour le dire brièvement, dans les récits bibliques, les personnages sont la plupart du temps au service de l’intrigue et rarement présentés pour eux-mêmes.» (Jean-Louis Ska, «Nos pères nous ont raconté», Cahiers Évangile 155, 2011, page 81.)

À nous de croire en toute liberté

À quoi peut bien servir ce portrait épuré d’Abraham, notre ancêtre dans la foi?  Dans  ce portrait fort abrégé, les sentiments «normaux» sont estompés au point où le stoïcisme d’Abraham nous semble inaccessible.  Pourtant, en notre époque où la vieille théorie recyclée de la réincarnation dilue l’enjeu de la liberté humaine, il fait bon entendre proclamer que le Dieu des Juifs et des Chrétiens peut encore apprendre de ceux et celles qui se veulent ses alliés.  Le Dieu de la résurrection et de la vie éternelle n’est pas figé dans ses perceptions.  Il est édifié par la liberté humaine qui fait le pari de la confiance.  Dieu peut encore apprendre des choses sur nous.  Ce que nous faisons a de l'importance pour lui.  La partie avec Dieu n'est pas jouée d'avance...

Ce portrait minimaliste d’Abraham proclame une nouvelle vraiment bonne: Dieu est impressionné par ceux et celles qui le prennent au sérieux.  Dieu apprend encore à notre sujet.  Oserons-nous investir notre espérance dans ce Dieu respectueux de notre liberté?  Les silences d’Abraham nous révèlent à quel point Dieu est heureux de notre décision de nous engager totalement avec lui…

Alain Faucher

Première parution : Pastorale-Québec, échéance du 17 mars 2015 
Chronique «Dessine-moi un personnage… biblique!» 
15032015